Après avoir été ralenti par l’éclatement de la bulle boursière Internet en 2000, le rythme des investissements en technologies numériques dans les entreprises s’accélère de nouveau, et les prévisions de développement pour 2004 s’annoncent importantes. Au même moment, se développe la campagne des pouvoirs publics » Internet déclaré d’utilité tout public » pour inciter les foyers à s’équiper.
Tout porte à croire que la frénésie technologique des années 1996-2000 va repartir de plus belle, et que les mêmes causes produiront les mêmes effets. Certes, les managers , les directeurs de systèmes informatiques et les chefs de projets ont abandonné les illusions économiques et commerciales qu’ils se faisaient sur le développement des technologies numériques et qui ont été à la base du gonflement puis de l’éclatement de la bulle boursière. Mais ils continuent souvent d’entretenir des illusions culturelles et sociales sur les enjeux de ces systèmes vis-à-vis des salariés, de leur travail et de leurs métiers, mais aussi vis-à-vis des citoyens et de la vie en société en générale.
Si bien qu’aujourd’hui, se développe, à son tour, une bulle sociale promettant, avec la mise en place de la « société numérique » et sa version française de la « république numérique », tout à la fois l’amélioration des conditions de travail, la qualification des métiers, l’abolition des contraintes liées au temps et à l’espace, l’avènement de la société du savoir et le renforcement du lien social. Ces promesses alimentent la frénésie technologique induit par les objectifs du type « Diffuser à tous tout de suite les nouvelles technologies, et internet en particulier » car elles sont diffusées par les entreprises du secteur « Technologies, média et télécommunications », qui exercent une très forte pression publicitaire, mais aussi par les internautes militants, qui exercent une pression culturelle encore plus intense.
Pourtant il faut oser résister à ce discours afin d’éviter que la bulle sociale continue de se gonfler, car son éclatement sera inéluctable, quand chacun s’apercevra que les promesses ne peuvent pas être tenues. Quand la bulle sociale éclatera, on s’apercevra que vouloir généraliser à toute la population, à marche forcée, internet et les technologies était une erreur ayant imposé, peu à peu, sous le couvert d’une réduction de la » fracture numérique « , une chasse aux insoumis et aux insoumises.
Mais il sera trop tard pour regretter les décisions prises à tort et l’on ne pourra que constater les exclusions et les discriminations. Pour éviter ce scénario dramatique pour une partie des salariés et des citoyens, il faut d’abord dénoncer un certain nombre d’affirmations qui sont devenues autant d’idées reçues dans les entreprises et dans le grand public.
– Affirmation n°1 : Internet et les technologies sont des outils que tout le monde peut facilement apprendre à utiliser.
Non, car leur maîtrise repose sur un apprentissage permanent que tout le monde ne peut pas supporter. Lutter contre la fracture numérique en subventionnant avec des fonds publics les matériels on en installant du « haut débit » dans les villages reculés n’est pas la priorité, et sera la source de nombreux gaspillages financiers, dont la seule conséquence sera l’augmentation du chiffre d’affaires des industriels de l’informatique et des télécommunications. La lutte contre les exclusions passe d’abord par la lutte contre l’illettrisme et par l’organisation de la société afin de ne rejeter ni les techno exclus et ni les techno – mal à l’aise en voulant absolument les transformer en techno-mordus.
– Affirmation n°2 : Internet et les technologies sont des outils obligatoires dans tous les métiers.
Non, une grande partie des métiers actuels n’ont pas besoin d’une maîtrise approfondie des technologies, et cette proportion aura tendance à s’accroître avec le développement des métiers de service à la personne, que ce soit les aides familiales ou les agents d’accueils. Certes dans toutes les activités, il est nécessaire de traiter de l’information, mais il n’est pas forcément besoin de traiter de l’information numérisée écrite et de la transmettre sur de grandes distances. C’est pourquoi, il faut oser maintenir et créer des métiers « hypo – technologiques ». Imposer aux apprentis cuisiniers de se former en » e-learning » est la meilleure manière d’exclure un certain nombre de jeunes qui sont de mauvais internautes mais qui feraient d’excellents cuisiniers. Faire croire que seuls les technomordus auront un emploi et que la maîtrise des technologies est la seule manière de qualifier les métiers dits « déqualifiés », c’est organiser l’exclusion, et souvent même l’auto – exclusion liée à la honte de ne pas être dans la norme, et la discrimination de toute une partie de la population.
– Affirmation n°3 : Internet et les technologies libèrent l’homme car ils sont des outils d’amélioration des conditions de vie et de travail.
Non, car on constate la croissance de l’ergostressie , syndrome de la société de l’information. L’ergostressie est la combinaison de la fatigue physique, de la fatigue mentale, du stress et de l’ennui plus ou moins équilibrée par le plaisir. Les TMS, troubles musculosquelettiques et le mal de dos se développent. De même, la majorité des salariés sont concernées par une augmentation de la fatigue mentale et surtout du stress. En contrepartie, la fatigue physique et le taux d’accidents du travail tendent à diminuer, en particulier dans certains ateliers de production du fait de la robotique, et un nombre croissant de salariés ressentent du plaisir, lié à la fois à l’intérêt de leur travail et à l’usage des technologies. Les évolutions de conditions de travail sont donc très contradictoires d’un secteur d’activités à l’autre et dépendent beaucoup plus de la qualité des rapports sociaux que du taux d’équipement en technologies.
– Affirmation n°4 : Internet et les technologies font gagner du temps car ils abolissent le temps.
Non, car leur utilisation est de plus en plus chronophage et nous constatons que nous manquons de plus en plus de temps. En effet, les temps d’exploitation s’allongent car les volumes à traiter augmentent plus vite que les capacités des ordinateurs, et que les pannes induites par la complexité technique ou la cybercriminalité sont de plus en plus nombreuses. Les temps d’apprentissage et de dépannage/bricolage s’allongent aussi car les systèmes sont de plus en plus sophistiqués. Il ne faut pas confondre diminuer les délais, qui caractérise la société de l’information, et gagner du temps.
– Affirmation n°5 : Internet et les technologies donnent à chacun le don d’ubiquité car ils abolissent l’espace.
Non, l’espace, pas plus que le temps, n’est pas aboli sous prétexte que les technologies permettent de réaliser des activités à distance. Celles – ci ne peuvent se substituer aux activités de proximité . Les déplacements professionnels augmentent et le nombre de réunions physiques n’a pas tendance à diminuer car il faut coordonner les différents types d’activités. D’autant plus que les salariés ne viennent plus travailler au même moment et qu’il faut gérer les interpénétrations vie professionnelle / vie privée. Plus on pratique les téléactivités, plus on s’aperçoit que la proximité est irremplaçable.
– Affirmation n°6 : Internet et les technologies sont des outils qui permettent de développer la connaissance et de mettre en place la société du savoir.
Non, pas obligatoirement car il ne faut pas confondre abondance de données, accumulation d’informations et niveau de connaissance. Internet et les technologies permettent des traitements plus rapides et des accès plus nombreux, ce qui peut améliorer fortement la qualité du premier maillon de la chaîne « données/ informations / connaissances / capacité à décider », mais modifie peu les autres maillons.
– Affirmation n°7 : Internet et les technologies sont des outils de liberté qui doivent se développer sans contraintes.
Non, car les réseaux sont très vulnérables, du fait des nombreux dysfonctionnements techniques possibles, car la panne est consubstantielle à la complexité, et du fait de la cybercriminalité qui explose. Si l’on veut que les réseaux continuent de fonctionner, et que les internautes puissent les utiliser en toute sécurité, il faut mettre en place des règles de sécurité, nationales et surtout internationales. Il est étonnant de constater combien les contrôles prévus par la loi » Confiance dans l’économie numérique » soulèvent de discussions, notamment de la part des fournisseurs d’accès à internet. Dans l’entreprise, doivent être négociées les modalités d’utilisation équilibrée de ces technologies par les différents acteurs sociaux. Il est stupéfiant que seule une trentaine d’entreprises, en France, aient autorisé l’utilisation de l’intranet par les organisations syndicales pour communiquer avec les salariés ! Comme le monde « réel », le monde « virtuel » doit être régulé, car la toile est en train de devenir plus une jungle qu’une agora.
– Affirmation n°8 : Internet et les technologies sont des outils de productivité indispensables pour les entreprises.
Cette affirmation ne semble pas discutable et justifie la reprise des investissements informatiques professionnels en 2004. Toutefois elle ne justifie pas la frénésie technologique de certaines entreprises qui » oublient » que la mise en place d’un nouveau système d’informations n’est rentable que si elle est accompagnée, et souvent précédée, de nombreuses innovations organisationnelles et sociales. Systèmes PGI (Progiciel de gestion intégrée), GRC (Gestion de la Relation Client) ; GRL (Gestion de la Chaîne Logistique) et le dernier-né le GVP (Gestion du cycle de vie produit), utilisant largement les possibilités d’Internet des intranets, sont souvent sources d’accroissement de la qualité et de la productivité. Mais on constate un certain nombre d’échecs comme osait le rappeler une publicité fameuse parue sur une pleine page dans le Financial Times: » 1996 : PGI, 1998 : CRC, 2000 : GRL, 2003 : SOS « . Une grande partie de ces échecs est liée au temps trop réduit laissé aux salariés pour leur permettre de s’approprier ces innovations. Alors que cette appropriation exige souvent de 24 à 36 mois, de nouveaux systèmes numériques sont lancés tous les 6 mois ! D’autre part, il faut se rappeler que ces technologies sont nécessaires à toutes les entreprises, mais pas forcément à tous les métiers comme nous l’avons vu dans l’affirmation n°2.
– Affirmation n°9 : Internet et les technologies sont des outils indispensables à la vie en société et au lien social.
Ils doivent être utilisés au plus vite par tous les foyers. Non, car il ne faut pas confondre les outils industriels indispensables aux entreprises et les biens de consommation mis à la disposition des foyers et des individus. D’autant plus, qu’aucune étude n’a encore montré si ces technologies étaient plus des facteurs de construction que des facteurs de destruction du lien social.
Internet reconnu d’utilité pour tout public ?
Nous devons contester le slogan démagogique « Internet et les nouvelles technologies pour tous tout de suite. » qui promet de conduire à la « société numérique » et à la « république numérique »: Il faut remplacer cet objectif totalitaire de généralisation rapide par un objectif beaucoup plus réaliste qui tienne compte de la volonté et des besoins de chacun et chacune : « Internet et les nouvelles technologies pour tous ceux et toutes celles qui le veulent et le peuvent. ».
C’est à nous tous d’organiser la société pour permettre à tous ceux et à toutes celles qui ne peuvent ou ne veulent utiliser ces technologies de vivre sans les utiliser. Il faut avoir le courage de ne pas imposer aux autres ce qui ne leur sera pas forcément utile. Il faut se garder de faire traverser la vieille dame qui ne veut pas changer de trottoir ! Le taux d’utilisation des nouvelles technologies dépend de la combinaison, propre à chacun d’entre nous à un moment donné, de nombreux facteurs tous liés entre eux: envie, besoins impérieux, capacité d’apprentissage, moyens financiers, plaisir, …
Si l’on continue de faire croire aux salariés et aux citoyens que seul l’usage des technologies est une garantie pour l’amélioration de leurs compétences, de leurs connaissances, de leurs conditions de travail, et de leurs libertés, nous risquons de voir se développer une nouvelle vague de technophobie et un rejet de la modernisation, qui seraient dramatiques pour les entreprises et pour la société. Chat échaudé craint les nouvelles technologies.
Des campagnes du type » Internet reconnu d’utilité pour tout public » non seulement créent de la désespérance chez tous ceux et toutes celles qui ont des difficultés à utiliser ces technologies, mais risquent de créer l’explosion de la bulle sociale Internet quand il sera visible que les promesses ne peuvent être tenues. Or les conséquences de cette explosion, liée aux illusions culturelles et sociales, serait beaucoup plus dramatiques que celles de la bulle financière, car elles concerneraient non seulement les salariés et les actionnaires des secteurs producteurs de technologies, comme dans les années 2001/2003, mais aussi tous les salariés des secteurs utilisateurs de ces technologies, et tous les citoyens.
Oui, il est encre temps de dégonfler la bulle sociales en faisant un effort de lucidité sur les avantages et les limites des technologies numériques de communication. Mais comme il est toujours délicat de résister aux idées reçues, aux pressions commerciales te culturelle et à la mode, peut – être faut -il mettre en pratique la recommandation d’Yves Saint Laurent, grand spécialiste de ce concept : » Il ne faut pas s’attacher aux modes et y croire trop, c’est à dire s’y laisser prendre. Il faut regarder chaque mode avec humour, la dépasser, y croire suffisamment pour se donner l’impression de la vivre, mais pas trop, pour pouvoir conserver sa liberté. « , et exiger dans l’avenir que tout matériel numérisé, tout logiciel, tout site internet comporte la mention suivante: « L’abus de technologies est dangereux pour la société. A consommer avec modération ».